Un agent du fisc écrit à la fin du rôle du vingtième, en 1777 : Il n’y a aucune manufacture dans ce village et tous les habitants sont laboureurs, journaliers ou bûcherons qui travaillent dans les bois voisins et dans la forêt de Lyons proche.
Sur ce rôle figure un fondeur, Louis Lhermette. Les deux noms Boullanger et Lhermette figureront longtemps sur les rares états du siècle suivant.
La révolution agita le village: revendication de terres soustraites par un seigneur, réquisitions difficiles de grains, pai1le et fourrage pour venir en aide à Darnétal, Rouen, Grand-Quevilly, Elbeuf, Oissel et Saint-Martin du Vivier, formation d’un comité révolutionnaire de surveillance, avec François Alexandre président ; Pierre Delesque, greffier, Tassalle, membre; exploitant des terres des émigrés sous la surveillance du citoyen Bachelet, délégué.
L’industrie du cuivre progresse et devient florissante. Les premières listes de dénombrement signalent une centaine d’ouvriers, dont plus de la moitié au hameau du Thil. Pendant l’administration de J-B Edeline, Maire, la délibération du conseil municipal du 15 mars 1835 mentionne que « la commune éprouve un extrême besoin sous le rapport administratif comme sous celui du commercial puisque sa population se compose en majeure partie de chantepleuriers en rapport continuel avec les quincailliers et autres marchands de Rouen, qui les font travailler et alimentent leurs ateliers, que le service de la poste soit journalier au lieu de 2 en 2 jours. »
La formation des ouvriers était assez longue. Il fallait compter au moins trois ans pour y gagner sa vie. La famille était à l’école. L’ouvrier, en général, savait tout faire : préparer la pâte d’argile, mouler, fondre le cuivre, le couler, ajuster les clef à rodage, limer et même polir.
L’atelier était des plus simples, une pièce sordide désignée sous le nom de boutique, au bout de la maison d’habitation. Au milieu d’une grande cheminée était le fourneau, puis quelques bancs, un four à pied ou à manivelle, plusieurs drilles pour peser et sur une petite table des alésoirs, des pinces et des limes. Les limes, outils le plus important, étaient retaillées jusqu’à usure complète. Au temps de la prospérité, un tailleur de lime résidait dans le village : un certain Lefebvre. Mais plus tard, on les portait à Petit Quevilly.
Le banc était l’établi, il servait d’étau pour l’alésage, le rodage et le limage. C’était une espèce de chevalet très incliné avec une tête en bois qui servait d’appui à l’objet qu’on maintenait solidement avec le genou muni d’une genouillère en cuir épais. On voyait encore une potence, des coins en bois et des modèles étalons en cuivre.
La matière première, le cuivre, provenait de Rouen. On trouvait chez Duval, marchand de ferraille, rue de Seine, des débris et objets, vieux bronze, chandeliers, clés, brocs, crois de monument funéraires ramassés par les marchands de bric à brac. On l’achetait à la tonne et revenait à 5 ou 6 sous le kilo.
L’argile se trouvait à peu de profondeur, sous la terre arable chaque patron avait son tas d’argile près de la maison. Les mouleuses l’appelaient « l’arzile » ou terre à moule. Mélangée avec un quart de crottin de cheval ramassé sur le route ou dans les écuries du boucher, on préparait une fine pâte, de la consistance du beurre, bien homogène grâce au crottin qui empêchait le fendillement.
Puis le premier travail, le plus délicat, commençait : celui des mouleuses plus adroites que les hommes. Dans des cadres en bois, sur de la poussière noire, elles pétrissaient au doigt la pâte dans ou sur les modèles. A coté, sur une vieille table, est préparé un peu de charbon de bois sur lequel sont disposées quelques barrettes de fer formant une sorte de grill, qui recevra les moules pour le séchage.
Le modèle qui sert d’étalon était quelquefois en bois, mais comme cette pièce était appelée à être continuellement sur le feu pour séchage de moule elle ne pouvait durer et on la faisait plutôt en cuivre.
Pour une chantepleure, il fallait trois moules. Le premier correspondait à la partie vide interne où devait couler le liquide. C’était le noyau. Pour le faire, on remplit d’argile une coquille qui s’ouvre en deux parties ; on ferme avec deux anneaux en laine. On sèche bien le tout, on retire le noyau en ouvrant la coquille et on l’ajuste avec soin dans le second moule à l’aide d’un peu de pâte qui ferme l’ensemble, sauf d’un bout où l’on ménage une petite ouverture pour la coulée du métal.
Ce second moule qui se fait en deux parties destinées à être rapprochées avant l’ajustage du noyau, présente, en creux, la surface externe. C’est dans l’espace compris entre ces deux moules que coulait le métal fondu. La pâte a environ un demi centimètre d’épaisseur. On graisse bien le modèle avec du suif pour empêcher le collage. On égalise la pâte avec une limette et on fait sécher. La filière de l’extrémité était moulée aussi et non taraudée. Le troisième moule était destiné à la clef. Voilà le travail de la mouleuse achevé.
On procède maintenant à la fonte, en général le samedi. La veille, un ouvrier préparait la pâte pour assembler les moules par groupe de quatre ou de six, suivant la grosseur des pièces, en ménageant un entonnoir.
A trois heure du matin, à la lueur des chandelles, le fourneau est allumé. Il ressemble à un poêle cylindre normand de l’époque. Il a 90 centimètre de hauteur et est fait d’argile et de vieilles tuiles rondes. Le combustible est le coke de gaz.
Au milieu, on place le creuset ou pot en plombagine importé d’Allemagne, dit-on, et contenant seize kilo de cuivre. Tout autour sont disposés les assemblages de moules que l’on retourne, la gueulette en l’air, quand la cuisson sera constatée à la couleur rouge. Dans le coin de l’atelier, on a creusé une petite tranchée remplie de poussière noire ou poudre. On y dépose les moules encore rouges. Alors l’ouvrier fondeur, au moyen d’une pince appelée « happe », enlève le creuset. On ajoute un peu de zinc pour activer la fusion et rendre la masse plus liquide. On agite le mélange, on enlève la crasse et vivement, au milieu de la fumée multicolore et lourde où domine le vert des vapeurs de zinc, on verse l’alliage en fusion dans les gueulettes des moules. Un aide veille et tapote sur les parois pour que soient remplis le moindres interstices.
La première chaude demandait environ trois heures, les suivantes deux heures et demie. On faisait en moyenne successivement cinq chaudes. Après quinze chaudes le creuset était inutilisable. On laissait refroidir quelques heures. Puis on brisait les moules et le robinet verdâtre apparaissait.
Les ouvriers les plus habiles s’installaient sur les bancs inclinés et polissaient à la lime. Il fallait à ce moment faire preuve de coup d’œil et de savoir faire et chaque patron possédait ces qualités. On terminait le rodage sur le tour et imprégnait la clef de suif pour qu’elle tourne doux sans laisser passer de liquide : vin, cidre, bière ou café.
Et la chantepleure, brillante comme de l’or, va être réunie à d’autres par douzaines que le commissaire emportera vers Rouen emballée dans des hottes d’osier semblables à celle destinées aux harengs.
De 1890 à 1905, le principal grossiste à Rouen était Henri Pariset, rue de la Maladrerie, puis son fils René. Les messagers entre Auzouville et Rouen furent longtemps MM Dumesnil et Mabire.
Certains patrons, comme Patrice Thierry, vont eux-mêmes jusque dans le Vexin ou d’autres régions vendre leurs robinets qu’ils portaient dans de grandes besaces de toile bleue.
Plusieurs articles étaient ainsi fabriqués sans marque de fabrique. D’abord le robinet Normand à longue queue, destiné surtout au département de la Manche, se vendait au poids de 4 à 7 francs l’un. On retrouvait aussi la cannelle de Rouen plus petite, à six pans et à sureté avec une clef mobile à section triangulaire, le briscambille ou ragot très court pour cafetière , le col d’oie ou tournant pour lavabo ou fontaines qui se vendaient à la douzaine de 25 à 30 francs.
La robinetterie en cuivre sans danger avait détrôné la chantepleure en bois moins coûteuse que des marchands ambulants avec de longs chapelets de tous modèles sur leurs épaules offraient dans les campagnes. Mais Auzouville eut à lutter contre un autre procédé de fabrication à châssis, la façon maçon, plus rapide que celui des moules d’argile et qui était employé dans les usines de Saumur et de Lyon. Cette concurrence et l’esprit de routine dont n’ont pas voulu sortir nos petits artisans ont ruiné lentement leur industrie.
Celle-ci restait la propriété de quelques familles : Leroy, Edeline, Delesque, Blainville, Caron, Duboc dont la vie sédentaire expliquait le mariage entre cousins d’où le dicton resté populaire « les cousins d’Auzouville ».
Pour les distinguer les sobriquets étaient nombreux. Trois vieilles familles étaient surnommées les Boco, les Poule les Yo. Il y avait Leroy Grosnez, Leroy Paillasse, Leroy des Mulons (cultivateur à la grange du chemin), Leroy Pé Bon Dieu, Lenoir (Edeline) Choque Dieu, Le Pé Diable (Caron), Delesque le Begueux, Boco (Edeline), Poule (Edeline), Ploute (Edeline), Bédin (Caron Onésime), Nénette (Blainville), Pére Pieu Bourdon (Legendre), Malcapé (Edeline), la Mé Boisine et F Lefebvre. Jusqu’au sévère abbé Leroy qui quoique n’étant pas cousin était surnommé « le bon Pé Placide ».
Rien ne distinguait ces braves ouvriers de ceux de la terre. Ils portaient le pantalon de velours, la blouse ou le tablier en toile bleue et la casquette à pont.
D’ailleurs, l’été les jeunes faisaient la moisson mais l’hiver ils rejoignaient les vieux et l’on besognait durement. Étant aux pièces leur salaires allaient de 2,5 à 5 francs suivant leur habilité, les mouleuses gagnaient de 2 à 3 francs. Le journalier agricole touchait à la ferme 1,5 francs.
On ne les réglait que plusieurs fois par an, aussi le crédit était-il l’usage. Les patrons allaient à Rouen ou à Paris pour se faire régler, mais c’était avant le chemin de fer.
S’ils buvaient du lait pour combattre les fumées toxiques, le matin à jeun, ils n’oubliaient pas le verre de genlèvre. Une grande consommation d’eau de vie « la goutte » se faisait à la maison. Le petit épicier du Thil (275 habitants) allait jusqu’à en débiter un hectolitre par semaine. Le curé dénonçait souvent les deux plaies de la paroisse : l’ivrognerie et la danse, car on aimait la danse dans la région puisqu’il y avait un maître de danse à Auzouville. A la fête du 15 août, sur la place la salle du père Levreux, violoneux, était pleine à craquer.
Les jours de fête, les chantepleuriers prenaient part aux manifestations. Ils durent aller en 1848 voter à Darnétal en procession avec la croix et la bannière. Le 8 septembre 1873, ils assistèrent au pèlerinage de Notre Dame de la Paix à Martainville avec les habitants de Bois l’Eveque et d’Epreville. Dans la salle de billard du château des Lesques mise à la disposition des familles par M Leverdier, il y avait de jolies noces de cousins. Vers 1890, le déclin de l’industrie s’accentuant petit à petit, on revient aux chantepleures en bois. De 61 ouvriers au hameau du Thil en 1841 on n’en compte plus que 17 en 1891. certains étaient allés vers les centres industriels et la vallée de l’Andelle en plein essor, d’autres étaient retournés à la terre dans les communes voisines ou à la ferme du château des Lesques dirigée par un cultivateur entreprenant et travailleur, père de 18 enfants, M Auguste Guérard, maire de 1870 à 1881. il cultivait 250 hectares de terre comprenant les fermes de Rainfreville et de Perriers, défrichait des terres incultes sur les cotes avec du matériel perfectionné, fouilleuses, semoir. Il possédait un cheptel de 30 chevaux, 65 vaches et 1000 moutons dont 100 de la race de Dishley. Il installa dans les écuries du château une distillerie d’alcool de betteraves qui fournit du travail l’hiver aux chômeurs.
En 1904, l’industriel Rouennais René Parisle acheta le matériel de Pascal Caron qui avait encore une dizaine d’ouvriers et fonda un atelier à Bueil puis à Rouen, 2 chemin de Cléres, en utilisant le procédé façon-maçon. Mais il dut bientôt fermer sa petite usine où fabriqua des sacs à fruits.
Un de ces employé, M Joulin, essaya de lutter encore de 1903 à 1906 à Auzouville dans un atelier situé dans l’école des filles avec Arcade Caron, Paulin Edeline et Georges Edeline. Ce dernier continue seul quelque temps. M Joulin alla travailler à Paris dans une usine similaire mais garda un pied à terre au village.
Florentin Lefebvre et Edmond Edeline, surnommé M Gros qui finit garde champêtre, furent les derniers chantepleuriers. M et Mme Goberville furent les derniers ouvriers.
Lentement mourut ainsi cette industrie locale comme moururent celle des chandelles de suif à Ry, des horloges dans les campagnes de l’Aliermont, des potiers à Martincamp à Bully, et celle des espagnolettes à Saint Léger du Bourg Denis.
D’après un texte de Léon NORMAND de septembre 1937